
Etude sur la valeur travail
Extraits de « Génération farniente » de Pascal PERRI
Le travail devrait être un don de soi, un effort individuel qui rejoint l’effort collectif pour émanciper le groupe. Mais comment le valoriser, quand tout dans la société est fait pour que la facilité l’emporte sur toute autre forme d’adversité. L’idée s’est répandue dans le pays, et notamment auprès des jeunes, que l’Etat est assureur en dernier recours.
L’humanisme, le vrai, consisterait à offrir des moyens d’émancipation à ceux qui sont aux marges de la société du travail, et non à tenir sous tutelle d’argent public des centaines de milliers de familles. Tous nos efforts devraient porter sur la formation.
Voilà deux générations, partir de la maison était un objectif de vie, un pas vers l’indépendance et la souveraineté personnelle. C’est moins le cas aujourd’hui .
Au cours des mois d’interruption de l’activité due au COVID, l’état a financé les salaires de onze millions de personnes. L’idée s’est répandue dans le pays que l’on pouvait bénéficier d’un revenu sans travailler.
Les trois heures quotidiennes d’espérance de vie gagnées grâce aux progrès des sciences sont plutôt consacrées à internet qu’au travail.
Les économistes constatent que le taux d’activité en France est trop faible.
Les hommes s’impliquent davantage dans la vie familiale : ménage, enfants, etc. Un certain nombre de tâches jadis exclusivement féminines sont aujourd’hui partagées.
L’enjeu est de trouver la bonne distance entre l’optimum du salarié et celui de l’entreprise. La France est un paradis social peuplé de gens qui se croient en enfer.
Le télétravail fait apparaître deux familles de taille inégale : le travail devant la télé, pour certains jusqu’au désengagement et la famille des surmotivés dont le temps de travail a augmenté, y compris à domicile.
Le modèle dominant, surtout dans les grandes entreprises, reste fondé sur l’obéissance. Il n’est plus du tout adapté aux attentes des salariés, aux besoins d’autonomie et aux exigences du marché.
Pendant le Covid nous avons pu nous interroger sur l’utilité sociale des emplois les moins rémunérés : caissières de supermarchés, aides-soignants, éboueurs, etc. Ils se sont révélés indispensables et la France a pu compter sur leur engagement.
Le salaire brut chargé (avec les diverses cotisations) est très généreux en France ; et les taux de marge des entreprises sont insuffisants, quand on les compare à leurs concurrentes étrangères.
Trop de jeunes gens mal formés ou sans formation, sans emploi et en difficulté pour entrer dans le monde du travail ; et, à partir de 55 ans, des présumés seniors éjectés du marché du travail avant l’heure de la retraite.
Contrairement à une idée reçue, les salariés ne sont pas dépossédés par les actionnaires, et le partage de la valeur leur est plutôt favorable. S’ils s’appauvrissent, ce n’est pas au profit du capital, mais à cause de leur refus d’augmenter leur temps de travail sur la semaine ou sur la vie.
La contribution des grandes entreprises au bien commun est loin d’être négligeable et la part de la valeur ajoutée dédiée au travail en représente la partie majoritaire.
Jean Peyrelevade, ancien conseiller du Premier ministre Pierre Mauroy, banquier et intellectuel engagé à gauche, le confesse avec honnêteté : « L’abaissement de l’âge légal de départ en retraite à 60 ans est une des principales erreurs que nous ayons commises. » Presque quarante ans plus tard, la France n’en a pas fini avec sa réforme des retraites.
« Pour que le régime tienne, il va falloir travailler plus longtemps et aussi trouver une façon de dynamiser notre population active, car elle ne croît pratiquement plus et va même commencer à diminuer en 2040.
Pour Marx, le travail n’est pas une anomalie. C’est sa finalité au service de l’ordre bourgeois qui doit être combattue. Les travailleurs, ou ce que l’on pourrait appeler la classe ouvrière, forment un ensemble indistinct mais paradoxalement homogène, dans la mesure où chacun d’eux, quel que soit son travail, est l’objet d’une subordination à la bourgeoisie possédante. Avec Marx, le travail-pénitence se transforme en travail libérateur, horizon hautement estimable de la société communiste. Le travail comme moyen d’émancipation devient une valeur de la gauche révolutionnaire.
Dans la doctrine marxiste, l’économie de marché a disparu au profit d’un monde parfaitement horizontal dans lequel chacun apporte sa contribution et perçoit selon ses besoins. La question est de savoir si ce monde est réalisable. Est-il compatible avec la nature humaine, sensible au mérite et à la récompense ?
Il faut travailler pour vivre, le travail émancipe, il participe au progrès et à la richesse des nations, il enrichit les travailleurs.
La révolution digitale d’aujourd’hui, censée détruire des emplois, n’est pas la première révolution technique de notre Histoire. Mais, déjà, tirons un enseignement : le travail se déplace. Quand il est remplacé par la machine, il se métamorphose. Le machinisme détruit des emplois, mais il en recrée et souvent de plus qualifiés.
La « servicialisation » de l’économie porte aujourd’hui encore d’immenses promesses en matière d’emploi. Les entrepreneurs développent de nouvelles offres autour des productions industrielles. Des millions d’emplois apparaissent dans les technologies de l’information, dans l’automobile, les transports, l’énergie, la santé et dans le secteur des loisirs et du tourisme…
« Pour compenser la baisse du temps de travail due à la loi sur les 35 heures, les entreprises ont cherché à rendre chaque heure de travail plus productive. Il fallait faire en 35 heures ce que l’on faisait précédemment en 39. Les cadences ont augmenté, les temps de pause se sont réduits, la pression s’est accrue sur les salariés. C’est une des causes du malaise actuel. » Le mal-être au travail a pris de l’ampleur.
Dans cet esprit, les calculs réalisés en 2022 par le professeur d’économie Hippolyte d’Albis, vice-président du Cercle des économistes, devraient attirer l’attention. Ils nous donnent une idée du risque que nous prenons collectivement à travailler moins que nos voisins. Le modèle porte sur la quantité d’heures travaillées par rapport à la population résidente. Il ne s’agit ni du taux de chômage, ni du taux d’emploi, mais d’un indicateur bien plus pertinent puisqu’il prend en compte la population résidente, celle qui bénéficie des bienfaits du modèle social financé majoritairement par le travail. Tous les Français, les plus jeunes, ceux qui ne travaillent pas encore et les plus âgés, ceux qui ont fait valoir leurs droits à la retraite, bénéficient des politiques publiques de protection sociale. Il convient donc de mesurer combien d’heures par an sont travaillées par tête, en incluant ceux qui ne travaillent pas mais bénéficient du travail des actifs. Comparons le volume d’heures travaillées en France et chez nos voisins. En France, 610 heures. En Italie, 670. En Allemagne, 700. En Finlande, 750. Que découvrons-nous ? Que le pays où le travail supporte le plus de charge est celui qui travaille le moins. Si nous n’augmentons pas collectivement la quantité d’heures travaillées, nous ne serons plus en mesure de financer notre protection sociale.
La France de 2022 a manifestement interrompu le mouvement de destruction de ses emplois industriels. Il était temps car ils pèsent deux fois sur l’économie. Non seulement ils sont plus qualifiés et mieux payés que dans les services, mais chacun d’eux induit des emplois de service dans le halo de la production. Et, puisque la question du partage de la valeur se pose plus encore en période de crise, l’économiste Sophie Piton fait remarquer que la part de la valeur ajoutée consacrée aux salaires dépend aussi de la nature des emplois. À mesure qu’ils sont délocalisés et que le capital technique se renforce, la part de valeur ajoutée vers l’investissement augmente au détriment de celle fléchée vers l’emploi. On peut robotiser nos usines – ce que nous faisons assez peu en France –, il restera toujours des êtres humains dans nos centres de production. Paradoxalement, la crise économique pourrait même renforcer le travail des équipes humaines dans certains secteurs émergents.
Le mauvais management induit des dysfonctionnements et affecte les conditions de travail. Il se traduit en général par de la sous-productivité, par des défauts de qualité, par de l’absentéisme et des maladies professionnelles, par une rotation excessive des personnels et, dans le pire des cas, par des accidents du travail. Tous ces éléments concourent à réduire la profitabilité des entreprises et à dévaloriser la valeur comptable du travail. « Il faut trouver la bonne distance entre pilotage et respect de l’autonomie des salariés, conclut Laurent Cappelletti. C’est sans doute le plus compliqué, mais on ne peut pas ou plus faire l’économie d’un examen de conscience collectif sur la qualité du travail pour les employeurs et pour les employés. »
Partout et en toutes circonstances, les salariés aspirent non seulement à la reconnaissance de leur travail et de leur contribution au bien collectif, mais ils veulent aussi de bonnes perspectives de carrière.
Ne nous laissons pas impressionner par les éléments de langage souvent repris par les médias. Les Français ne détestent pas leur travail. Cependant, les entrepreneurs doivent comprendre qu’ils sont en concurrence non seulement sur leur marché, dans la plupart des cas, mais aussi dans leur quête de main-d’œuvre. Parmi les leviers disponibles pour la fidéliser, le télétravail offre des voies de sortie par le haut. L’enquête Kearney est parvenue à identifier un optimum de satisfaction au télétravail : de deux à trois jours par semaine. À ce jour, un tiers des actifs le pratique, mais seulement 50 % des postes sont éligibles au télétravail. Pour tous ceux qui ne le sont pas, estime Laurent Berger, ancien secrétaire national de la CFDT, « la question de l’organisation du travail sur quatre jours peut être posée ».
Éric Heyer, de l’OFCE (Office français des conjonctures économiques), estime que la semaine de quatre jours est plus adaptée aux activités industrielles qu’au secteur des services. Benoît Serre, de l’Association des DRH, remarque quant à lui que, « si le salarié doit faire en quatre jours ce qu’il faisait en cinq, cela aboutira à un modèle encore plus productiviste avec des salariés travaillant à flux tendu ». Mauvais pour le moral et pour la productivité…
Pour conduire 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat général, en méprisant souvent les formations alternatives, la France a beaucoup abaissé son niveau d’exigence. Les contenus se sont affaiblis et des consignes parfois directes ont été données aux professeurs de réduire leurs exigences. Les notations sont devenues plus souples, à tel point que le baccalauréat n’a plus aujourd’hui qu’une valeur relative. La sélection est retardée, elle s’opère plus tard. En réalité, nous repoussons l’usage du couperet au risque de faire perdre un temps précieux à nos propres enfants. Entendons-nous bien : chaque enfant a du talent et des compétences, mais chacun a aussi des capacités limitées. Toutes et tous n’ont pas le goût de suivre des filières généralistes. Certains parents conduisent leurs enfants sur des voies de garage par naïveté ou par orgueil.
Un autre phénomène a contribué à brouiller les pistes en créant de la confusion et sans doute aussi de nombreuses frustrations de part et d’autre. Les relations parents-enseignants ont changé, dans le mauvais sens du terme. Le rapport historique des Français aux enseignants était fondé sur le respect du métier. L’enseignant avait un statut valorisé dans l’opinion et il ne serait venu à l’esprit d’aucun parent de discuter les décisions du corps professoral. Progressivement, des parents (et non les parents) se sont comportés en consommateurs de services éducatifs. Ils ont discuté les décisions prises, contesté les méthodes, revendiqué le droit de décider eux aussi de l’avenir scolaire de leurs enfants. La fabrique de l’émancipation suppose que chacun reste à sa place. Aux parents l’éducation, aux enseignants l’instruction. Le rôle de l’école est de transmettre tout à la fois le goût de l’effort et un socle variable de savoirs et de connaissances. Les parents éduquent leurs enfants dans un cadre familial et c’est à eux qu’il revient d’en faire des adultes éveillés et responsables.
La dévalorisation de l’effort et du travail commence donc à l’école. Inutile ici de blâmer les enseignants car ce mouvement de délitement a été voulu et organisé au profit d’une idéologie égalitariste qui entendait combattre les stéréotypes sociaux. Le résultat en est un affaiblissement général auquel échappent les enfants de la bourgeoisie inscrits dans le privé, où l’accès et le maintien dans l’établissement sont liés à la performance. Les professeurs en sont eux aussi victimes, au même titre que les élèves mal préparés à affronter un monde professionnel exigeant.
Le « lâcher prise » concerne non seulement certains élèves, mais aussi de nombreux parents, absents ou démissionnaires : ceux qui n’ont pas la formation adéquate pour accompagner leurs enfants, ceux qui veulent se réserver du temps de loisirs et qui vont considérer que le travail scolaire à la maison n’est pas de leur ressort, ceux qui sont totalement absorbés par leur activité professionnelle ; enfin, dans un autre registre, ceux qui vivent de la solidarité nationale. Comment insuffler le goût de l’effort à sa descendance quand on ne travaille plus soi-même ? La société française est mal à l’aise avec ce sujet. Les parents envisagent rarement leur responsabilité dans l’abaissement du niveau de formation et dans le recul du sens de l’effort. Ils préfèrent mettre en cause les institutions, les dirigeants politiques, voire les enseignants. Les responsables sont toujours ailleurs. Certes, tous les parents n’ont pas lâché prise. Mais on ne peut ignorer cette mode de « l’enfant roi », ni la rupture technologique provoquée par les écrans et l’apparition d’une génération digitale, impatiente et obsessionnelle.
La situation des travailleurs pauvres et des métiers de service mal payés est en France l’objet d’une grande hypocrisie politique. Les étrangers, y compris en situation irrégulière, occupent des postes dont les Français ne veulent pas ou ne veulent plus. L’État se satisfait de cette situation. Il ne fait pas la chasse aux étrangers clandestins que l’on retrouve dans les arrière-cuisines, sur les chantiers de construction ou dans les travaux publics. Et pour cause : ces personnes occupent les places qui seraient vacantes si elles n’offraient pas leur force de travail.
Le discours du Rassemblement national et d’une partie de la droite française dénonce l’immigration clandestine et parfois même l’immigration tout court. Ses dirigeants seraient cohérents s’ils appelaient les Français à occuper eux-mêmes ces fonctions ancillaires déconsidérées et pourtant essentielles à la bonne marche d’une économie de services. Qui aura en effet le courage politique de dire aux Français sans qualification qu’ils doivent aller travailler et accepter ces emplois payés au Smic, faute d’autres compétences ? On ne peut tout à la fois dénoncer la présence d’immigrés sur le sol national et refuser d’en appeler au civisme des Français demandeurs d’emploi pour occuper les postes vacants offerts par le marché du travail !
La France vit sous de vieilles lunes. La productivité des salariés compenserait la faible quantité d’heures travaillées, dit-on. Il faut être précis sur ce point. La productivité du travail augmentait de 1,3 % dans les années 1990, rappelle l’économiste Patrick Artus, avant de fléchir au cours des années 2000 à 0,8 % puis à 0,2 % au cours de la décennie suivante et jusqu’à 2022. Inutile d’avoir fait de longues études d’économie pour comprendre que la productivité d’ensemble de notre économie se dégrade.
La France est une République sociale et solidaire grâce au travail et au capital investi. Elle s’est bâtie dans le travail et c’est la quantité de travail de nos ascendants qui a permis d’aboutir à un modèle social puissant et redistributeur. Y aurait-il un intérêt à travailler moins ? Le pouvons-nous ? Les défis qui nous attendent sont immenses. La lutte contre le réchauffement climatique qui menace notre prospérité collective appelle de l’innovation et de la production, mais une production différente et un sursaut en matière de productivité. Il faut faire mieux avec moins. Ceux qui pensent que l’on y parviendra en travaillant moins nous égarent. Les 35 heures n’ont pas réduit le chômage, c’est incontestable.
L’autre défi immédiat est celui du vieillissement de la population et l’apparition grandeur nature d’un quatrième grand risque, celui de la dépendance et du grand âge. Si nous voulons bien vieillir, dans des conditions dignes, il faudra une population active suffisante pour produire les ressources sociales dont nous aurons besoin. J’ai tenu à insister sur l’éducation, sur la formation et sur le goût de l’effort. L’école est la base de tout. Elle produit des qualifications et conduit à de bons métiers quand elle est efficace. C’est notre joyau. Il n’y aura pas de sursaut sans une école recentrée sur ses missions éducatives fondamentales. Pour réenchanter le monde du travail, nous avons également besoin de dirigeants et d’entrepreneurs inspirés et inspirants. Le travail devient une torture quand on est mal dirigé. Le management ne devrait pas être une promotion mais une compétence.